Peinture privée
De l’âge de quinze ou seize ans jusqu’à sa mort, Marie-Thérèse Lanoa aura vécu les pinceaux à la main, à chaque heure du jour, l’oeil constamment attentif au spectacle de la vie, des êtres et des choses qui lui étaient proches, des occupations et des distractions les plus familières. Mais spectacle, c’est trop dire, ou trop peu. Comme ce serait trop ou trop peu que d’en appeler ici à la pulsion scopique, au désir tel qu’il se fait jour, se manifeste à hauteur d’oeil.
Car si spectacle il y eut, pour elle et par elle, il n’existait (et n’existe aujourd’hui pour nous) en tant que tel, qu’à prendre forme de peinture, et d’une peinture à usage interne, ou familial, à destination strictement privée. On peut s’interroger sur les conditions dans lesquelles la vie en vient à interférer avec la littérature, et jusqu’à s’y réfléchir – ou la réfléchir. Ceux qui feignent de vivre la leur (de vie) comme un roman, n’ont le plus souvent cure d’en écrire (des romans). Mais la peinture ? Mais une vie toute entière placée sous le signe de la peinture, traduite en peinture, vécue comme à peindre, et voulue, désirée, célébrée, j’oserai dire jouie, par les moyens qui sont ceux de cet art ?
Si j’en pose la question, c’est que les peintures, les gouaches, les dessins de Marie-Thérèse Lanoa ne sont pas le fait d’un amateur ni d’un artiste prétendument « naïf », pas plus qu’ils ne relèvent d’une forme ou une autre d’art « brut ».
Marie-Thérèse Lanoa s’est formée au contact de quelques-uns des bons artistes de ce siècle dont elle fut l’amie et avec lesquels il lui est arrivé d’exposer. Quelles raisons l’auront poussée à faire retraite, avec son mari Pierre-André Favre, le fondateur de l’atelier de « La Palette », dans leur propriété de Crosne, près de Paris, et à s’enclore toujours davantage, au fil des années, dans le jeu de miroirs et d’écrans qui est celui de la peinture ? Les mêmes, sans doute, qui font le prix d’une correspondance amoureuse, avant même qu’elle ne soit rendue publique.
Ce n’est certes pas tous les jours qu’il nous est donné de voir des tableaux, de grands tableaux, qui obéissent à une pareille nécessité. J’y reconnais, répercuté en termes modernes, l’écho d’une pratique très ancienne, et je dirais même immémoriale, si cet art n’était tout de mémoire. Telle fut la spécialité de Marie-Thérèse Lanoa, qu’elle ait su reconstituer par les voies de la peinture l’équivalent de l’une de ces petites sociétés archaïques dans lesquelles les femmes assumaient l’essentiel des tâches artistiques correspondant aux besoins du groupe, social et familial. Sa spécialité, mais aussi son talent.
Hubert Damisch