Agnès Rosenstiehl

La peinture du jardin imaginaire

Nous étions les captifs de l’été sous des arbres immenses. L’abondance verte et sombre planait au dessus des eaux de la rivière. Je vois toujours ces pièces de ciel retenues par les branches obliques: les nuages roses et gris se faufilent dans les rides circulaires de l’eau, traversés par des herbes affleurant la surface. Une lumière venue de partout perce les troncs et les massifs.

D’immobiles personnages.  Abandonné dans l’herbe, un bébé pensif goûte la richesse des ombres d’un perpétuel été. Hissée dans un sapin monumental, une enfant cache sa robe rose, devenue un fruit géant. Une grande fille soudée à son livre gît sous l’ombre claire de l’acacia, ignorant l’intouchable massif d’énormes bégonias rouges. Perdus sous les branchages tranquilles, deux petits chapeaux blancs longent les grands flambeaux des frênes en manchon vert. Du sol, nous observons les adultes bleu foncé qui circulent, légers et absorbés, là-bas dans la grande allée. Une jeune fille blanche surveille nonchalamment la baignade dans l’eau dorée, rêvant sur une chaise longue à un seul pied.  Sur la barque inclinée, nous coursons la chemise lointaine d’un cousin envolé sur la périssoire bleue, happé par les croisillons des branches basses. Soudain un vent debout courbant tous les mâts enfeuillés nous ramène de force dans la maison fraîche. Tous les matins, des mains invisibles installent devant la fenêtre un nouveau bouquet de dahlias sur le reflet gris de la table en biseau. L’esprit s’échappe par la fenêtre ouverte sur les océans verts, et le mystère nous ramène vers la rivière, route peu profonde traversant notre jardin. Mais, inatteignable, l’autre rive se hérisse de reflets, échafaudée de meules géantes, de landes aquatiques, de nuages terrestres… et nous aspirons volontairement l’odeur forte, l’essence d’un vert éternel.

« Maison et jardin vivent encore, je le sais, mais qu’importe si la magie les a quittés, si le secret est perdu qui ouvrait, – lumière, odeurs, harmonie d’arbres et d’oiseaux, murmures de voix humaines qu’a déjà suspendu la mort, – un monde dont j’ai cessé d’être digne ? ainsi que l’écrit Colette.

Aujourd’hui pourtant, nous regardons ces toiles qui nous restituent, intacte et juvénile, la vision subjective du jardin caché et éternel. Transfiguration du jardin de l’enfance, volupté de l’été, enfants dans l’herbe, frondaisons, eaux fugitives, rites de la nature, nous reconnaissons la peinture de l’immémorial berceau collectif. Plus qu’un temps retrouvé, c’est un temps que nous n’avons jamais perdu.

 

 

Agnès Rosenstiehl