Gisèle Pinsard

«  Une invincible enfance »

C’est un bouquet de lumière, comment oser y toucher, désorganiser cette harmonie surprenante.

Ce qui étonne chez elle c’est: la mesure. Sa personnalité, originale et forte, nourrie à travers les générations successives d’une famille « libre », l’a portée à chercher un équilibre; tout comptait.

Libre, et pourtant obéissante, sa foi est celle d’un enfant fort, entière et ouverte à la fois, intransigeante souvent et prudente, mais préoccupée de vérité. Une vie heureuse; au prix de quelle exigence?

Elle s’est très vite, par goût, et pour garder le temps de peindre, retirée dans son univers à Crosne, alimentée des rumeurs de vie que lui rapportent ses filles qui l’incitent pourtant à sortir aussi : « Mais non, vous me racontez tout, je le vis bien mieux comme cela ».

Elle arrache chaque jour aux exigences de sa vie de famille, épouse, mère, maîtresse de maison, jamais négligées, les quelques heures où elle sait faire un saut radical: peindre lui est nécessaire comme de respirer.

De dix-huit ans à sa mort à soixante-dix-neuf ans, elle n’a jamais cessé de peindre dans quelque situation que ce soit.

Les arbres du jardin, acacia énorme, frêne, sapin, allée de marronniers le long de la rivière, sont ses interlocuteurs. Elle les interroge en toute saison, émergeant de la brume, l’hiver, ou dans le soleil rapide de l’été.

La rivière est pour elle un univers magique qui rompt les frontières arbitraires des jardins. Elle s’enfonce, dans l’ombre traversée de trous de lumière. Les bouquets de platanes immenses s’y reflètent ; un noyer penché à y boire l’eau sous le poids de sa fourrure de lierre ; cinq brèmes tournent dans une petite cuvette de soleil sous le  platane, et s’entrecroisent sans relâche. Elle met le pied, avec armes et bagages (une toile toujours prête sous le bras) dans la barque plate amarrée au lavoir et, maladroite mais décidée, elle cherche où, dans l’entrelac des branches s’est posé, fugace, le mystère à saisir. Mais c’est une habituée; elle connaît le langage de la rivière. Le lendemain, inlassable, du même endroit, elle se retourne et c’est sa maison qui l’attend tranquillement entre les arbres, derrière le lavoir ; deux toiles à continuer. Elle n’a pas besoin de bouger au contraire, elle est à l’affût  pour ainsi dire, dans les coins qu’elle connaît le mieux et où elle sait que l’instant hors du temps peut surgir. Au retour, il faut renouveler les bouquets de zinnias, de campanules. L’acacia croule sous les grappes, à contre-jour ; ses filles lisent, enfoncées dans une bergère. L’été vient, les filles demi-nues rêvent près de l’eau; d’autres enfants s’y ébattent, moment de fugitif bonheur. Et tout cela reste, états de paix fraîche éternisés. Les filles posent, elles lisent, on ne s’ennuie pas. C’est un climat dans lequel on loge profondément.

Son sérieux est plein de joie, d’un appétit vif et urgent: tout est à découvrir, à admirer; le matin, en sortant dans le jardin, éblouie: Encore une journée comme une « belle prune juteuse ».

Sa table a toujours enchanté les amis; tout y concourt: des recettes inédites et soignées dans leur présentation, nappes brodées par elle sur d’anciens draps de fil tissés à la main, épais et lourds, des bouquets de capucines éclatants et lumineux dans des sucriers à pied, blancs et or.

A Nice, pendant la guerre 14-18. L’été y est chaud. On loue une maison à Saint-Martin Vésubie. Claude a huit ans, elle apprend le piano, il ne faut pas qu’elle cesse de l’étudier. Le piano doit donc monter en funiculaire à Belvédère mais on partage les pommes en deux et les oranges en trois.

A Crosne, pendant cinquante ans, beaucoup de ses toiles sont accrochées sur les murs de cette grande maison; les autres en rangs serrés dans les placards, certaines déclouées et roulées; son oeuvre est là dans son intégrité; elle est sa mémoire essentielle.

Le temps la préoccupe beaucoup. Elle lit Poe, Maître Eckhart, « Port-Royal » de Sainte-

Beuve, Gaston Poulet, Rilke, Dostoievski, Conrad, Pirandello, découverts dès leur parution, et dont ses filles sont nourries très jeunes. Pour Noël, il va de soi qu’on demande des livres pour les soirées ou les dimanches dans cette retraite de Crosne.

Marie-Thérèse Lanoa a commencé le piano à vingt ans et étudie avec timidité Debussy,

Schumann. Anne et Claude jouent aussi avec fougue. Le feu dans la cheminée, les arbres qui entrent par les fenêtres. Le temps vécu dans cet univers créé par elle. Elle redoute les conversations superficielles et juge, quelquefois sans ménagement, les adultes, futiles ou conventionnels. Ses rapports avec les enfants les placent sur le même pied qu’elle, en personnes concernées, sans mignonneries. Peu habitués à cette attitude, ils la trouvent parfois assez sévère, mais curieux et intéressés, ils participent.  Ses neuf petits-enfants gardent la nostalgie des moments passés avec elle.

A Carteret, elle plonge dans la mer, dès huit heures du matin, pour ne pas sentir la nuit sur elle avant le petit déjeuner, et rit de voir les jeunes serrer les bras en frémissant à l’idée de la suivre. Tous ceux qui viennent jusqu’à cet ermitage, sont surpris de la vivacité de ses yeux bleus et du mordant de ses petites dents blanches, souriante au milieu de la pièce pleine de charme qui la reflète. A la fin de sa vie, au quai de Boulogne, fragile et fatiguée, elle peint la vie de l’eau sur la Seine. Les péniches qui portent le sable ramassé loin, la font voyager: « Je vois ma rivière couler dans la Seine ».

 

Gisèle Pinsard