Nicolas Dariel

« Sur la plage de Carteret »

MTL-aquarelle20aPoint nest besoin de se déplacer tant. Lanoa choisit souvent le pas de sa porte pour poser son tabouret, et cest sur ses genoux quelle revient sans cesse à ses couleurs. Les heures successives donnent à sa plage une note différente, sans se lasser elle y revient avec régularité et une discipline où leau tiède na pas de place. Lair est vif certes, certains diront glacé. Lanoa emmitouflée dans un duffle coat vert vif, recommence sans cesse : cest le même thème, vous savez, lair qui se répète et en même temps qui avancecomme le boléro de Ravel. Le sable et ses ondulations, les flaques sinueuses, la digue sur la gauche qui bat la mesure, le phare comme une silhouette; plus loin la mer, marée descendante peut-être, se confond avec lhorizon, accord confus et parfait qui soutient une armée de nuages en rangs serrés, indiqués dun coup de pinceau de chef dorchestre qui ne revient jamais où il vient de passerAu loin une tache, au milieu de ce qui pourrait être rien dautre quun brouillon de mer, nous donne l’échelle du tableau : à y regarder de près tant ils sont minuscules, trois à quatre mm de hauteur, deux personnes se promènent au loin, avec chacun son allure proprela tache a été indiquée à bout de bras sans hésitation. À y regarder dencore plus près, ils semblent rentrer dune longue promenade. Le lendemain et ainsi de suite les Canson se suivent, le même airLa marée rajoute un instrument, la grande flaque du premier plan sest déplacée et semble maintenant s’écouler par un long filet étroit, la digue plus précise donne le la à limmensité où les personnages tout aussi présents sont encore plus petits, on les distingue à peine mais ils sont là, affairés à ramasser des coquillagesGare à celui qui voudrait prendre une loupe pour vérifier, il ne verrait que deux taches informes. Avec Lanoa il faut garder la distance intelligente pour apprécier tous les détails, il faut placer l’œil à une longueur de bras au moins. Ah ! jallais oublier : se faire soi-même, comme ces silhouettes, tout petit, comme une tache – humble devant laffolante diversité de toutes ces créationsLanoa ? Oh, cette dame n’était pas banale lorsquelle m’écrivait – javais alors 27 ans et vivais à Rome :

« Mon cher petit garçon, tu dois me croire infidèle pour navoir pas encore répondu à ta lettre aérienne qui me gorge dair romain quand je la relis. Mais les dieux lares qui nont jamais cessé de se divertir à mes dépens, mettent de narquoises embûches devant les moindres entreprises ». Un autre jour, agacée par les douleurs elle me glisse en riant:

«la tête et les jambes répondent au quart de tour, on devrait envisager lablation du tronc!»

35 ans plus tard je retrouve quelques pages de Lanoa, cette dame qui na pas suivi le chemin habituel du succès et des mondanités. Chaque siècle fabrique ses femmes dexceptions, qui viennent trouver une place dans les manuels ou les fauteuils dacadémie. Celle dont je parle est miraculeusement restée dans son jardin, dabord dans la mémoire de ceux quelle a gâtés, dans des souvenirs privilégiés ravivés chaque jour

à la dérobée par ses tableaux de la belle époque qui dure toujours.

« Le Compotier »

Compotier

Afin de ne pas donner trop d’importance au compotier du premier plan, le pinceau l’a fondu dans son environnement et de ce fait il en devient d’autant plus intrigant, les reflets du verre sont ceux de la nappe rouge dans sa partie haute, c’est un jeu avec les fruits, le verre devient plus transparent, mélange de crème chantilly et de loukoum . En fait il s’agit bien d’une apparition !

Quelques minutes plus tôt, il n’y avait pas de compotier sur la table, d’un tour de magie Lanoa le montre ainsi surgi de la fenêtre entr’ouverte, derrière le rideau légèrement agité par un courant d’air venant de la gauche du tableau. La main de la lumière cachée derrière ce rêve rideau, peut faire disparaître ce compotier d’un moment à l’autre. De même le verre: au début il n’y en avait pas, mais là vu son absence le tableau risquait de s’effondrer. Les recettes ici ne sont pas les mêmes que dans la mécanique d’un moteur 4 temps mais chaque pièce est utile et indispensable pour qu’il puisse tourner.

Pour peu que l’on ressente le besoin de s’y attarder encore … et l’on pourra entendre le bruit des pas du jardinier sur le gravier du jardin, ou une mélodie égrenée par le piano voisin, Chabrier, Fauré. Peu importe. Le compotier c’est tout un programme, un modèle du genre. Un style de vie. La nature morte est bien vivante.

Cependant cela n’est qu’une première approche du tableau du compotier. Il faut remettre cette œuvre dans son contexte historique, nous sommes en 1934 et Lanoa a 47 ans, trois filles ayant passé la vingtaine d’années. À cette époque les femmes portaient la robe la jupe le jupon, les dentelles faisaient partie de leur intimité, la caresse du voilage dans les rideaux, la brise par la fenêtre étaient chose assimilée. On peut ainsi affirmer que ce tableau est véritablement l’œuvre d’une femme, d’une femme encore jeune, pleine de sensualité juvénile, surtout lorsque l’on regarde attentivement les fruits dans le compotier, le flou qui les entoure, les non-dits suggérés, la gourmandise des sens. Lanoa comme je l’ai dit plus haut vient d’avoir 47 ans et ses filles qui tournent dans la pièce voisine, dans le jardin en-dessous de la fenêtre, qui s’ébrouent dans l’eau de la rivière, ont à peine 20 ans passés. Lanoa rassemble alors en quelques coups de pinceau ses sentiments à fleur de peau, la femme a donné de son fruit, et tout le mystère est là, exposé avec bonheur.

Mais n’en restons pas là et philosophons un peu, le voulez-vous. Dans ce tableau c’est flagrant: aucun détail n’est cerné avec précision. Nous sommes entraînés dans des flous successifs qui pourraient donner le vertige. On se frotte les yeux. On n’est pas certain d’avoir bien vu, bien saisi le sujet. C’est nul doute que la notion du temps y est pour quelque chose. J’allais dire le vivant. Le tableau bien cadré est en effet tiraillé entre la seconde d’avant et la seconde d’après, et j’insiste. Écartelé, suspendu, en quelque sorte précipité en dehors du temporel . On est bien à l’opposé de l’hyper réalisme, du détail, du besogneux des soucis d’un éclairage raffiné ou des recherches en tous sens pour nous donner une réalité figée sanctifiée, histoire de nous rassurer. Ici tout est musique insaisissable. D’ailleurs et pour cela nous sommes dans l’urgence, Lanoa dispose de peu de temps et de peu de peinture sur sa palette. Il faut faire vite car le sujet est tout à fait fuyant. À ce propos à y regarder de plus près on peut distinguer la toile brute entre les touches de pinceau, nous sommes bien là entre la seconde d’avant et la seconde d’après…

 

1917 Belvédère 

MTL-toiles13

Grand cru classé

C’est la guerre des tranchées – Verdun – Paf capitaine, mari et père de trois filles, est venu en train du front pour rassurer sa femme. Épuisé par le long voyage. Nous sommes dans l’arrière-pays Niçois. Paf, dites plutôt Pierre-André Favre, des initiales qui resteront collées au personnage comme un label cinglant. On peut hurler « PAF » dans les montagnes l’écho aime ce genre de son. Il va ricocher – et le capitaine arrivera au galop – Paf disais-je a retiré ses hautes bottes de cuir et s’est étendu dans la paille de la grange. Lanoa est belle et jeune, la trentaine, quelques brins de paille accrochés dans les cheveux, elle court à ses pinceaux, surprise par une cousine dissimulée derrière un arbre. Sa fille Claude cherche sa mère… Un beau-frère rentre au village… Lanoa est visiblement heureuse et il lui faut faire vite pour fixer ce moment de bonheur, d’apaisement, d’un seul coup d’œil il faut cerner l’essentiel des masses. Sa coquine de cousine « Guite dans l’herbe » est croquée en trois coups de pinceaux sans qu’elle ait eu le temps de bouger, pareil pour les filles…

Nous sommes en juillet-août – le coteau est exposé sud-ouest – il est trois ou quatre heures de l’après-midi. C’est une belle chaleur d’été, l’ombre est bien venue. Dans la vallée on aperçoit le coteau adverse à l’est où la fraicheur s’est déjà installée.

Air chaud, air frais modifient la lumière, une apparence de brume transforme les verts en bleutés  tandis  que les toits prennent le soleil de plein fouet. Paf peut dormir sur ses deux oreilles. Point de soldats ici. L’odeur de paille, l’odeur des foins encore verts, rassemblés en bottes à l’extérieur, enjolivent ses rêves. Lanoa peint à toute allure dans la fougue de sa jeunesse pour étonner encore son capitaine. Je suis certain que vers six heures l’essentiel est sur la toile et qu’elle va se précipiter dans la cuisine pour terminer un plat auquel elle a déjà pensé… Le tableau est posé sur une chaise, enveloppé d’un voile légèrement transparent – il se laisse apercevoir. Paf ne dit rien et quand il ne dit rien cela veut dire qu’il est satisfait. C’est bien lui qui, alors professeur à l’Atelier de la Palette, a appris à Lanoa comment peindre… Seulement, depuis le temps, cette dame n’en fait qu’à sa tête et on va de surprise en surprise…

 

Le regard de Marie-Thérèse Lanoa

MTL-toiles7

À l’époque où les Poilus en démêlent à Verdun, leurs femmes sont promises à l’exode forcé pour fuir le danger et préserver leurs enfants… Marie-Thérèse Lanoa a vingt-sept ans et c’est ainsi qu’elle arrive, en 1914, avec ses trois filles, sur la Côte d’Azur et découvre l’arrière-pays de Nice. Guerre et paix, ombre et lumière… Tandis que son mari, sanglé dans son uniforme bleu horizon de capitaine, voltige sur son cheval entre les lignes des combattants, Marie-Thérèse installe son chevalet sur les coteaux de Belvédère, tout près de St Martin Vésubie.

Le bleu de la guerre et le bleu de l’azur vont ainsi batailler sur des toiles étonnantes. Cette histoire, née dans l’une de ces innombrables familles éclatées par la guerre, va donner naissance à une œuvre unique !

Née en 1887, dès l’âge de quinze ans et jusqu’à ses quatre-vingts printemps, Marie-Thérèse a vécu les pinceaux à la main, l’œil constamment attentif au spectacle de la vie, des êtres et des choses qui lui étaient proches; mais son œuvre n’est pas le fait d’un amateur car elle fut formée à l’Académie J.P. Laurens ainsi qu’au contact d’artistes tels Derain, Dunoyer de Segonzac, Bonnard, Luc-Albert Moreau, Ozenfant, Sonia Terk (qui deviendra Delaunay) et tout d’abord Pierre-André Favre son mari et fondateur de l’atelier de la Palette.